Pratique inhabituelle pour moi (malheureusement), j’ai tout récemment terminé de lire un livre en français.
Un bon ami, sachant à quel point je suis un fanatique religieux, m’a proposé L’évangile selon Pilate de l’auteur franco-belge nommé en titre. Il s’agit d’un roman relativement court en deux/trois parties, adressé surtout à un public adolescent. J’ai tout de suite pensé qu’il s’agissait d’une histoire très alternative des faits du Nouveau Testament au vu du titre, mais ce n’était pas exactement le cas. Voici donc mes réflexions par rapport à cet ouvrage que j’ai trouvé souvent exaspérant, parfois surprenant et tout compte fait intéressant pour quelques raisons que je vais énoncer plus loin.
L’auteur a visiblement passé beaucoup de temps dans de la lecture de référence concernant la Palestine, Rome et la culture gréco-romaine du 1er siècle. Il a également lu les évangiles et en reprend certaines scènes en les retravaillant à sa sauce, d’une façon qu’il considère plus ou moins révérencieuse. Néanmoins, la première partie m’a pris longtemps à lire, parce que je l’ai honnêtement trouvée insupportable, autant en tant que chrétien que lecteur (même si je ne m’attarderai pas trop sur le deuxième aspect).
Toujours la larme à l’oeil
Cette dernière année, je prêchais sur l’évangile de Marc, en plus d’avoir pris du temps à écouter une série de conférences académiques sur les évangiles. Lire le Jésus de Schmitt, un messie agnostique sur sa propre identité et mission, peu familier avec la Bible juive, émotionnel et inconstant, avec un style de prière presque bouddhiste, m’exaspérait. Je pense qu’une personne étudiant sérieusement les évangiles sans les a priori culturels qui nous viennent de Franco Zeffirelli ou South Park, ni les penchants spirituels orientaux dont nous sommes imprégnés aujourd’hui remarquerait bien vite que Jésus est absolument déterminé dans sa mission d’aller à la Croix, clair sur son identité en tant que Fils de Dieu préexistant, que chaque action ou parole de Jésus rapportée par les évangélistes est imbue de références vétérotestamentaires, que c’est voulu de Lui pour exprimer des réalités dont ceux autour de lui ne saisissent pas toujours l’importance (et en plus, il dégomme complètement les experts de la loi de son temps en termes de connaissances bibliques). M. Schmitt lui attribue d’ailleurs un sentimentalisme qui n’est pas typique du Jésus des évangiles, avec une scène qui me paraît phénoménalement anachronique en début du livre (un rencard avant qu’il ne se rende compte de sa mission), une interaction avec sa mère qui me semble vouloir atténuer ses propos dans les évangiles, beaucoup de moments où il pleure et une compréhension étrange de ses propres miracles.
Donc un début peu « emballant ». Je découvre plus tard dans le livre que ses éditeurs auraient aimé retirer cette partie-là. Je comprends pourquoi, même s’ils avaient peut-être des motivations différentes des miennes. Il nous raconte qu’il refusait catégoriquement de le faire. Je comprends également son point de vue, en tant qu’écrivain.
Une fois traversé ce terrain les dents serrés, on arrive à la partie plus agréable et même entraînante du livre (toujours de mon point de vue, bien sûr).
La quête du corps
Ponce Pilate vu comme un jeune carriériste sophistiqué avec une femme plus douée que lui, comme un humain doté d’émotions tout en restant très rationnel, non pas comme le simple méchant tel qu’on l’imagine souvent, j’ai trouvé ça rafraîchissant.
Cette partie aurait presque pu être écrite par un évangélique. Elle ressemble beaucoup au film La résurrection du Christ (Risen, avec Joseph Fiennes) sorti il y a un an ou deux. C’est presque une présentation apologétique concernant la résurrection. La quête pour le corps de Jésus, l’enquête menée par Pilate, la question des témoignages oculaires divers et variés, tous des points qu’on trouve dans les livres qui cherchent à démontrer par A plus B que le récit des évangiles est celui qui explique au mieux les faits connus. C’est du Gary Habermas, du William Lane Craig, de l’apologétique faite en examinant les preuves. Cela m’a d’ailleurs surpris, qu’un éditeur français ait accepté de publier quelque chose d’aussi controversé pour un public jeune. L’aventure est suffisamment prenante et les réflexions de Pilate sont parfois intéressantes, même si je trouve le fait d’avoir choisi le roman épistolaire comme genre assez maladroit, peu crédible, au vu de ce que le personnage rapporte dans ses « lettres », et parfois trop mielleux, comme dans la première partie.
La foi de Schmitt
Dans le dernier segment, ce que l’auteur appelle le « journal d’un roman volé » (parce qu’on lui a volé son matériel informatique et il a dû le réécrire), on apprend certaines de ses réflexions sur son propre travail et des explications sur les deux parties. C’est là que j’apprends que Schmitt a une foi visiblement active, qu’il a vécu une expérience mystique dans le désert qui l’a convaincu de l’existence de Dieu et qu’il se considère chrétien. S’il l’est, c’est dans une posture très personnelle, je dirais entre le catholicisme et le protestantisme, mais cadrée par la laïcité française, bien qu’il ait osé la mettre dans la sphère publique avec un livre. Il n’est pas le produit d’une culture d’église, où la foi est personnelle mais aussi communautaire, où on apprend en discutant avec d’autres croyants mais aussi en écoutant l’enseignement biblique. Il y a des réflexions intéressantes dans cette partie, certaines que je partage, d’autres sur lesquelles j’aimerais débattre. Il dit qu’il a hésité à écrire les pensées de Jésus mais qu’il a voulu le faire pour le rendre vivant à un public moderne qui ne le connait pas ou peu. Donc louable, même si je ne suis pas d’accord avec le produit final. En tout cas, il explique et défend certains choix qui me hérissaient dans la première partie (comme le rôle de Judas).
C’est dans cette partie qu’on découvre qu’il a fait le choix de Jésus comme messie hésitant. Il écrit qu’il a choisi d’ignorer l’incident dans la vie du jeune Jésus où il montre qu’il était déjà conscient de sa divinité, rapporté par Luc, qu’il considère comme « négligeable ». Et c’est dans ces pages-là qu’il montre une très mauvaise compréhension de la personne de Jésus et de l’incarnation, la christologie sur laquelle catholiques, orthodoxes et protestants sont d’accord depuis toujours, en accusant que depuis 2’000 ans les théologiens débattent sur la conscience que le Christ avait de lui-même. J’en suis un peu atterré. Il dit que les Evangiles sont clairs que Jésus est un homme inspiré (à la mouslime), mais qu’il ne devient Dieu qu’à travers la résurrection, ce qu’on appelle de l’adoptianisme, un concept rejeté par les chrétiens de toute époque. Les Evangiles, au contraire, sont absolument catégoriques que Jésus est la Parole préexistante qui a tout créé (Jean 1.1), qu’il le sait (« avant qu’Abraham fût, JE SUIS » Jean 8.58) et il s’identifie dans tous les quatre du titre « le Fils de l’homme », en référence à un passage dans le livre de Daniel où une figure divine règne sur toute la Terre, en relation avec Dieu le Père. Mais l’auteur semble être tombé dans une sorte de doute concernant l’importance de ces textes, en séparant le Jésus historique de celui des Evangiles comme beaucoup d’académiques sceptiques (alors que c’est à travers les Evangiles que nous connaissons le Jésus historique, puisque rien d’autre ne fait plus autorité que ces textes écrits par les témoins oculaires).
Le fait de s’être légèrement éloigné du texte du Nouveau Testament rend son travail parfois plus intéressant d’un point de vue stylistique, mais je dirais que ses réflexions théologiques sur la personne de Jésus en sont appauvries.
Cependant, et là je vais commencer à être plus gentil avec lui, M. Schmitt nous donne deux ou trois perles au travers de son oeuvre.
Le christianisme comme révolution intellectuelle
Elles nous viennent presque toutes de son personnage le plus extravagant (parfois de façon excessive), le philosophe Craterios. C’est un personnage « crade » comme son nom l’évoque (faisant ses besoins naturels un peu où il veut), mais il s’intéresse à la religion juive et au Christ dans le roman. En contrastant les philosophes grecs et la religion biblique, Schmitt montre qu’un monde sans christianisme serait bien triste.
La première réalisation est celle du monothéisme. Le polythéisme étant le mode par défaut des cultures pré-chrétiennes, Craterios dit que les Juifs sont partis du point de vue auquel les philosophes ne sont arrivés qu’après des siècles de réflexion. C’est presque juste. Les philosophes croyaient en une sorte de dieu ultime, le logos (que Jean nous présente comme étant Jésus), mais cela ne signifiait pas pour eux qu’il n’y avait pas d’autres dieux. On pourrait passer beaucoup de temps sur la question de ce que le monothéisme apporte, mais en quelques mots, ça tue la superstition des sacrifices à plusieurs différents dieux pour voir celui qui va nous bénir. Non seulement ça, mais selon le monothéisme juif, un seul Dieu a créé l’univers, parce qu’il le désirait, alors que dans tous les mythes païens, la création est un accident, le résultat d’une guerre entre les dieux, ou bien les hommes sont créés afin de travailler pour les dieux. Genèse 1 dit que l’homme est créé à l’image de Dieu, ce qui lui confère automatiquement une dignité intrinsèque du plus haut degré, qui donne en plus l’honneur dû au monde matériel et au corps humain que Dieu a créé, pas seulement l’esprit, au contraire de presque toutes les religions avant ou après Christ, même de certains chrétiens qui ont vu le corps comme une chose mauvaise à l’instar des philosophes stoïciens, des gnostiques et en quelque sorte, du bouddhisme.
La deuxième réalisation du philosophe fictif est celle de la vision téléologique de la religion juive, dont le christianisme est l’accomplissement selon le Nouveau Testament. Les Grecs voyaient l’histoire humaine comme une progression vers la dégradation, la destruction et la décadence. L’âge d’or était dans le passé, suivi de l’âge d’argent, de bronze et finalement d’acier, une progression vers toujours plus de difficulté, de dégénérescence, beaucoup de mots en D quoi. C’est possible de voir cela comme un cycle, mais cela reste néanmoins une vision tragique, amère du monde, qui fait dire que c’était toujours « mieux avant » et que les choses n’iront que de pire en pire. C’est la tentation des hommes en tout âge, mais la Bible enseigne que le mieux est à venir, que Dieu est en train de restaurer et renouveler la Terre, en travaillant au cours des époques et que même si le mal avance, le bien se développe aussi. C’est d’ailleurs ce qu’on voit quand on regarde l’histoire humaine. Et la victoire finale sera celle de Dieu, dans un avenir où il n’y aura plus de mal ni de douleur – la résurrection et le renouveau de l’univers. C’est là aussi quelque chose que les Grecs n’auraient jamais imaginé, comme on le voit dans Actes 17, où l’idée de la résurrection leur semble risible, à cause de leur vision négative du corps et du monde physique. Le théologien/historien/expert littéraire Peter Leithart soutient dans son ouvrage Deep Comedy que c’est effectivement la vision biblique d’un Dieu trinitaire qui a transformé la littérature occidentale de façon radicale entre l’Antiquité et le Moyen-Âge. La tragédie était la forme la plus élevée de théâtre, alors que la fin comique (pas ha-ha, mais la fin heureuse) a pris beaucoup plus de place dans l’imaginaire collectif européen avec l’histoire de Jésus qui ressuscite et revient pour épouser sa princesse, l’Eglise.
Dernièrement, une réflexion faite par plusieurs personnages dans le roman est celui de la nouveauté absolue de l’amour comme principe fondateur d’un système de pensée. C’est pour cela d’ailleurs que beaucoup des personnages du livre rejettent Jésus, ils ne voient pas en quoi l’amour plutôt que l’ordre, la force ou autre peuvent servir comme fondation dans un royaume. Nous savons aujourd’hui que le royaume de Jésus n’a jamais cessé d’avancer, ce qu’il avait prédit et ce que les prophètes de l’Ancient Testament Ésaïe et Daniel avait également annoncé. Dieu est amour, parce qu’il est Trinité. Il vit une relation d’amour depuis toujours et c’est cet amour qui l’a poussé à créer l’univers et des créatures faites à son image. L’amour vrai consiste en donner gloire à l’autre, cela vient du Dieu trinitaire et nous détourne de l’amour charnel, qui est égocentrique et qui cherche à se glorifier indépendamment du créateur à qui toute gloire revient. Sur ce fondement, on peut construire des familles saines et joyeuses, une société saine et joyeuse, en transformant des coeurs de pierre en coeurs de chair (cf. Ezéchiel 36).
Tout compte fait, je suis content qu’Eric-Emmanuel Schmitt ait écrit ce livre, si cela signifie que ces révélations ont pu être perçues par des jeunes ou des moins jeunes. Et si cela produit du débat, excellent. De toute façon, toute discussion sur Jésus qui est un peu plus informée que la moyenne ne peut que faire du bien.
En fin de livre, l’auteur a toutefois une réflexion dure sur notre époque, qui est malheureusement souvent vraie:
« Quiconque s’estime plus intelligent ou plus malin que tous ceux qui l’ont précédé ne peut devenir chrétien. Je crains que notre époque narcissique, qui se flatte de valoir mieux que toutes les précédentes, ne soit mauvaise pour transmettre ce message. Sans une certaine humilité, sans l’attention aux témoignages, sans une considération minimale pour les croyances antérieures, on ne peut connaître Jésus. » p.272
Je suis parfaitement d’accord, et c’est ce que C.S. Lewis appelait du « snobisme chronologique ». La sagesse des âges antérieurs cumulée ne peut que nous faire du bien, mais peu sont prêts à voir cela aujourd’hui, à cause de l’histoire philosophique récente, du programme scolaire et de notre formatage collectif. Néanmoins, le message avance, car le monde voit que rien ne peut réellement satisfaire, que ce soit un iPhone, une Porsche, même une carrière ou une famille parfaite. C’est dur, mais Jésus est venu combler ce vide existentiel. C’est le seul qui peut le faire.